PORTRAITS DE CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRES – Joseph de Maistre (1789-1821)
Suite de l’article « PORTRAITS DE CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRES – Joseph de Maistre (1753-1788) ».
En 1789, le profil du « nouveau » Maistre se dessine. Cet homme qui a besoin de produire, de lire, dont la fièvre intellectuelle est inextinguible et que le Sénat de Savoie forma à l’école gallicane (la bulle « Unigenitus » condamnant le jansénisme, en 1714, avait été rejetée par le Sénat de Savoie, certains de leurs membres étant jansénistes ou gallicans) ; cet homme-là se voit confronté à l’horreur révolutionnaire.
II – PÉRIODE 1789-1821
Le doctrinaire contre-révolutionnaire
Bousculé dans sa chair, Joseph comte de Maistre continue de défendre l’action de la Providence Divine. Les cruautés et les massacres de la Révolution feront de lui l’apologiste qu’il deviendra. Le gouvernement temporel de la Providence et la souveraineté de Dieu : voilà le socle inébranlable de toute sa pensée.
Après l’invasion en 1792 de la Savoie, Maistre décide d’émigrer vers Genève, et enfin vers Lausanne où il se fixera. Il partira avec deux chanoines, compagnons d’infortune. Il lit l’ouvrage d’Edmund Burke, « Réflexions sur la Révolution de France », critique la plus acerbe de la Révolution dite française, et, en fréquentant les « émigrés », dont beaucoup de prêtres – la plupart ayant fui, soit pour le Piémont ou pour la Suisse – il milite pour la fidélité à la monarchie sarde, parlant d’une France qui impose sa loi, envahit le pays et apporte l’instabilité et l’athéisme, tout en détruisant la monarchie et la morale. Dans les « Lettres d’un royaliste savoisien à ses compatriotes », il s’exclame : « La Révolution française est le plus grand mal qui ait jamais affligé le genre humain ; elle est la peste morale ; elle a infecté tout ce qu’elle a touché. »

La Révolution satanique fait de Maistre un fervent catholique
Ce sentiment, principalement mû par l’amour pour sa patrie, prendra toute sa consistance lors de l’écriture en 1796 (après la Terreur) des « Considérations sur la France », certainement une de ses œuvres majeures. Il y définit le jugement à mort de Louis XVI comme un « délire indéfinissable et surnaturel qui s’était emparé de l’Assemblée » et proclame que le but de la Révolution est « la destitution du christianisme et de la monarchie ». Les événements révolutionnaires sont décrits comme un châtiment pour un sacerdoce « qui avait besoin d’être régénéré » et « la dégradation morale de la noblesse ». Il formalisera par écrit sa sainte soumission à la Providence : « comme il est doux, au milieu du renversement général, de pressentir les plans de la Divinité ». Mais la phrase la plus éclatante et la plus prophétique de ce livre est certainement celle-ci :
« Il y a dans la révolution française, un caractère satanique qui la distingue de tout ce qu’on a vu, et peut-être de tout ce qu’on verra. » À partir de cette date, on note, dans les journaux intimes de Maistre lui-même, une recrudescence de la pratique religieuse. Il fréquente des prêtres, correspond avec eux, et va à la messe. La correspondance de sa fille après sa mort nous apprendra aussi que « Tout ce qui était beau, noble, naturel, religieux, l’attendrissait et l’exaltait ; il y avait tels psaumes, tels chapitres de l’Évangile, qu’il ne pouvait lire sans pleurer d’admiration ». En Suisse, il a l’occasion d’étudier la Réforme protestante en profondeur. Il commença un travail de réfutation du protestantisme, que l’on peut retrouver dans ses œuvres complètes sous le nom de « Sur le protestantisme » :
« Le plus grand ennemi de l’Europe qu’il importe d’étouffer par tous les moyens qui ne sont pas des crimes, l’ulcère funeste qui s’attache à toutes les souverainetés et qui les ronge sans relâche, le fils de l’orgueil, le père de l’anarchie, le dissolvant universel, c’est le protestantisme. » Maistre rejette à raison tout ce qui n’est pas catholique, le protestantisme étant « né rebelle, est l’ennemi mortel de toute espèce de souveraineté ». Car pour lui, Rome, ne permettant aucune rébellion injustifiée, est forcément le foyer de la vraie religion.
Ferme hostilité à Napoléon

En 1797, il est rappelé à Turin par le roi de Sardaigne Charles-Emmanuel IV, ce qui lui permet de bénéficier d’une pension. Mais très rapidement, le gouvernement sarde, pour éviter des déboires diplomatiques, met fin à sa mission. Il part brièvement à Aoste mais est dénoncé par les révolutionnaires et retourne à Turin. Fin 1797, Charles-Emmanuel IV abdique et Maistre est encore contraint à l’exil. Il vit brièvement à Venise et termine son écrit sur le protestantisme.
En 1799, il retourne à Turin qui vient d’être libéré, et est envoyé comme magistrat à Cagliari. Il ne s’entendra guère avec Charles-Félix, le vice-roi. Son plus jeune frère Victor-André meurt l’année suivante, et son jeune frère Xavier s’engage pour l’armée russe. Maistre, sans revenus et dans le viseur des révolutionnaires, vivote et passe son temps à lire. En 1803, il est envoyé par le nouveau roi de Sardaigne en Russie comme ambassadeur. Malheureusement, par mesure d’économie, il doit partir seul, sans sa famille.
Il prend très rapidement en grippe le pape Pie VII, qui a commis le Sacre impérial de Napoléon, le 2 décembre 1804. Il en dénonce la trahison : Napoléon étant vu comme l’héritier de la Révolution. Maistre est blessé et triste de voir que la Religion et la légitimité monarchique divorcent. Mais il finit par devenir l’ardent défenseur du pape, après l’arrestation de celui-ci par Napoléon (à Savone en 1809), pour son ferme et héroïque refus de céder à l’empire dans des affaires graves, comme l’annexion des États pontificaux ou la nomination des évêques sans mandat pontifical. Il loue aussi le pape pour avoir excommunié Napoléon.
Premières distances avec les sociétés secrètes d’Illuminés
En Russie, il se lie avec les Jésuites, qui avaient été interdits par Clément XIV en 1774 par la bulle « Dominus ac Redemptor ». L’impératrice Catherine II n’appliquant pas cette directive, les Jésuites peuvent donc se réfugier en Russie. Maistre se lie d’amitié avec un supérieur jésuite, le polymathe d’origine slovène Gabriel Gruber, et ne tarit pas d’éloges sur les Jésuites en général : « Mon grand-père les aimait, mon père les aimait, ma sublime mère les aimait, je les aime, mon fils les aime, son fils les aimera, si le Roi lui permet d’en avoir un. » Il peaufine aussi sa connaissance des principaux ouvrages des théologiens protestants et philosophes allemands, et toujours en lien avec les Jésuites, change fondamentalement d’avis sur l’illuminisme. En effet, dans ses jeunes années, Maistre aimait à critiquer le livre fascinant de l’abbé Barruel, « Histoire du Jacobinisme », qui dénonce le rôle accablant des sociétés secrètes dans la destruction de l’Ordre Chrétien. Mais le Maistre plus sage et plus aguerri désormais s’inclinera et validera les thèses de Barruel.
« L’Illuminisme d’Allemagne n’est pas autre que le calvinisme conséquent », dira Maistre, qui admettra aussi plus tard dans ses « Soirées de Saint-Pétersbourg » que « tandis que les pieux disciples de Saint-Martin, dirigés, suivant la doctrine de leur maître, par les véritables principes, entreprennent de traverser les flots à la nage, je dormirai en paix dans cette barque qui cingle heureusement à travers les écueils et les tempêtes depuis mille huit cent neuf ans ». Les Jésuites avaient donc convaincu Maistre d’abandonner l’illuminisme. Pour comble du paradoxe c’est en terre orthodoxe, la Russie que cela se produit.
Champion du Catholicisme en Russie schismatique
La situation du catholicisme en Russie au début du XXème siècle était singulière : Paul Ier, fils de Catherine II, était une personne instable, mais qui, de manière surprenante, se disait « catholique de cœur » et qui n’était pas contre un rapprochement avec Rome. Hélas le tsar se fait assassiner dans un complot de palais en 1801. Il est remplacé par son fils Alexandre Ier qui n’est, a priori, pas étranger à son assassinat…

À cette époque, l’Empire russe comptait environ 11 millions de catholiques, tristement bernés et manipulés par leur métropolitain Siestrzencewicz, transfuge du calvinisme, qui interprétait la Bible de façon à légitimer le pouvoir du tsar par rapport à celui du pape. Maistre s’insurge d’autres faits troublants : notamment le fait qu’un capucin hongrois (qui plus tard deviendra protestant) nommé Fessier, imbu de kantisme et de platonisme, dirige les séminaires catholiques. Que pouvait espérer dès lors Maistre, dans sa croisade pour le retour au bercail des schismatiques orientaux, d’un tsar biberonné aux idées libérales et aux Lumières par son précepteur vaudois, républicain et protestant, Frédéric-César de La Harpe ? Pas grand-chose. Mais Alexandre Ier se méfie tout de même des illuminés et de leur impiété. Maistre utilise son influence sur la cour pour ouvrir une université catholique à Polotsk, et recommande les missionnaires jésuites, déjà à l’œuvre à Saratov et à Astrakhan.
Son frère Xavier s’exprime ainsi : « Leur action pourrait donner à la religion et à l’Empire une quantité innombrable d’hommes courageux et industrieux qui jusque-là étaient des ennemis ; que les prêtres grecs n’avaient jamais augmenté le nombre des chrétiens ; et qu’il valait encore mieux avoir des catholiques comme sujets que des musulmans ou des idolâtres. »
Maistre travaillera sans relâche à ce qui constituait son nouveau chemin de Damas : convertir la haute société russe au catholicisme. Son manuscrit de « l’Essai sur le principe générateur des constitutions politiques » circule courageusement dans l’entourage d’Alexandre Ier. Joseph de Maistre y soutient que les constitutions ne se fabriquent pas artificiellement, mais qu’elles naissent historiquement, organiquement, sous l’influence d’un principe divin et d’une tradition propre à chaque peuple. Il s’oppose frontalement aux idées de Rousseau, affirmant que toute tentative de créer une constitution par la seule raison humaine est vouée à l’échec. Pour Maistre, le politique est enraciné dans le sacré, et l’ordre social ne peut exister sans une autorité supérieure, fondée sur la Religion, la coutume et l’histoire. Le salut passe aussi par les femmes : ainsi le chevalier d’Augard, bibliothécaire personnel de Catherine II, familiarisait l’impératrice avec la religion catholique. Madame de Swetchine et la comtesse Barbe figuraient au rang des conquêtes spirituelles. On comptait par ailleurs beaucoup de conversions de personnages influents à la cour, comme le neveu du ministre Galitzine. Maistre, par son omniprésence dans les salons (et malheureusement parfois aussi dans les loges) de Saint-Pétersbourg, usait aussi de son influence pour débarquer le conseiller du tsar, Speranski, rationaliste et libéral, imbu des principes des Lumières.
Derniers combats littéraires
Signalons d’autres écrits de combats écrits par Maistre lui-même, comme « Lettre à une dame protestante sur la maxime qu’un honnête homme ne change jamais de religion », et une « Lettre à une dame russe — la comtesse Tolstoï — sur la nature et les effets du schisme et sur l’unité catholique ». Ce prosélytisme efficace et d’un nouveau genre alertera les ennemis de la foi. Les Livres Sterling de la Société biblique, et l’influence libérale manipulant le tsar, eurent raison des jésuites : ils furent interdits à Saint-Pétersbourg en 1815, puis quatre ans plus tard dans toute la Russie. Cette décision contenta non seulement les protestants mais aussi les cercles orthodoxes russes, traditionnellement anticatholiques. Alexandre Ier convoquera Maistre et lui fera comprendre poliment que le plus important est que les hommes soient chrétiens, avec un discours tendant vers un syncrétisme religieux assez suspect. Le souverain schismatique lui signale aussi qu’il ne peut pas respecter les gens qui changent de religion… Joseph de Maistre sera rappelé à Turin peu après.

Retiré des affaires, Maistre compose « l’Examen sur la philosophie de Bacon » dans lequel il critique sévèrement le rationalisme et l’empirisme modernes issus de Bacon, accusés d’avoir détaché la science de la vérité morale et religieuse. Il y défend l’idée que la vraie connaissance doit rester subordonnée à la foi, à la tradition et à l’autorité divine, et non se limiter à l’expérience sensible et au calcul.
Il compose aussi les six « Lettres sur l’Inquisition espagnole », réhabilitant cette institution décriée, en montrant qu’elle était plus modérée, légale et civilisée qu’on ne le prétend, surtout comparée aux violences des révolutions modernes. Il y défend l’idée que l’unité religieuse est essentielle à l’ordre social, et que l’Inquisition fut un moyen de défense spirituelle et politique, non un organe de cruauté aveugle.
En 1817, il apprendra avec tristesse que le tsar en personne, sur ses propres deniers, a aidé le prince moldave Stroudza à publier un livre incriminant l’Église romaine et faisant passer l’Église russe orthodoxe comme la seule véritable institution céleste. Il décidera donc ensuite de se consacrer à l’écriture de son livre intitulé « Du Pape », vibrant plaidoyer pour la souveraineté spirituelle et doctrinale du pape, qu’il présente comme le fondement indispensable de l’unité chrétienne et de l’ordre moral et politique dans le monde. Contre les gallicans, les protestants et les révolutionnaires, Maistre affirme que seul le pape, en tant que chef visible de l’Église universelle, peut trancher les controverses religieuses, préserver la vérité révélée et contenir les dérives des nations. Il défend avec vigueur la plénitude des pouvoirs du Saint-Siège, y compris l’infaillibilité pontificale (avant même le dogme de Vatican I), tout en voyant dans le pape un garant de la civilisation chrétienne. L’ouvrage mêle théologie, histoire, philosophie politique et une rhétorique puissante pour démontrer que l’autorité papale n’est pas une menace pour les souverains, mais leur alliée suprême dans la défense du bien commun.
Toujours en 1817, et attendant un emploi digne de son rang du gouvernement sarde, il est reçu en France par Louis XVIII en personne qui, très froid et amer, lui reproche les critiques trop acerbes dans son « Essai sur le principe générateur des constitutions politiques ».
En 1819, il s’adresse par écrit à Alexandre Ier dans sa « Lettre sur l’état du christianisme en Europe », qui lui indique que son rang pourrait lui permettre de réaliser l’unité des nations chrétiennes s’il reconnaissait le souverain pontife. Maistre mourra deux ans plus tard, en 1821, et passe ses derniers mois en demandant qu’on lui lise, chaque jour, l’Évangile de saint Jean et « L’Imitation de Jésus-Christ ».
Un de ses grands livres, malheureusement inachevé, est publié de manière posthume, qui s’intitule « Les Soirées de Saint-Pétersbourg ». Sous forme de conversations entre trois personnages – le comte, le sénateur et le chevalier, ce livre aborde les thèmes de la Providence, la souffrance, le mal, la Révolution, la peine de mort, l’autorité religieuse et le rôle du christianisme dans l’histoire. Le comte, souvent identifié à Maistre lui-même, représente la pensée contre-révolutionnaire, catholique et ultramontaine ; le sénateur incarne un esprit éclairé, modéré, plus rationnel et parfois sceptique ; tandis que le chevalier joue un rôle plus affectif, spirituel, parfois naïf, mais profondément croyant. Maistre y défend l’idée que tous les événements humains, y compris les plus violents, ont un sens dans le dessein divin, même s’ils nous échappent. Il insiste sur la fonction expiatoire du sang, notamment dans la guerre et la peine capitale, vues comme des réalités tragiques mais nécessaires à l’ordre moral. Le Christianisme, et plus particulièrement le Catholicisme, apparaît comme la seule réponse véritable au chaos des philosophies modernes. L’ouvrage mêle théologie, métaphysique, politique et histoire pour démontrer que l’ordre ne peut exister sans une autorité transcendante fondée sur la Révélation et la Tradition.
D’autres ouvrages de ce penseur prolifique paraissent de manière posthume, comme « Six Paradoxes à madame la marquise de Nav… », dans lequel il s’adresse à une femme imaginaire ou réelle, probablement une aristocrate française exilée, pour lui exposer six vérités apparemment absurdes – sur un ton vif, souvent ironique – mais que la Révolution a rendues manifestes.
On notera aussi son intéressante « Étude sur la Souveraineté » (bien que pas très facile à lire) dont nous avons déjà brièvement parlé, où il rejette radicalement le contractualisme moderne (Rousseau, Locke), qu’il considère comme une fiction dangereuse. Pour lui, le pouvoir souverain n’est ni un droit fabriqué ni une délégation, mais un mystère enraciné dans la Providence, qui agit à travers les institutions, les rois et l’histoire. Il insiste aussi sur le caractère sacré de la souveraineté, affirmant que toute autorité légitime implique une mission religieuse. Comme saint Thomas d’Aquin, Maistre considère que le pouvoir vient de Dieu, mais passe à travers des médiations naturelles (tradition, coutume, monarchie héréditaire). Cet ouvrage est dans la lignée doctrinale de la scolastique. Il reconnaît, comme Suarez et saint Robert Bellarmin, en théorie, que le pouvoir souverain peut, dans son origine immédiate, venir du peuple, mais uniquement comme instrument secondaire de la volonté divine. Toutefois, il s’oppose fermement à toute souveraineté populaire moderne fondée sur la volonté humaine seule. Il partage avec eux la conviction que la société est ordonnée à une fin morale et religieuse, et que l’autorité politique a une finalité supérieure à la simple gestion matérielle.
La pensée « maistrienne » est loin d’être simple. Mais lorsqu’on se penche sur la vie de cet écrivain au style éclatant et percutant, on y esquisse la trajectoire d’un homme particulièrement brillant, qui graduellement au cours de sa vie se transformera en champion de la défense de l’autorité papale et de la souveraineté de Dieu. Sa pensée a traversé les époques, inspiré de nombreux penseurs de tous horizons, et reste à l’heure actuelle, lorsqu’on l’épure de ses errements de départ, une remarquable boussole pour tout contre-révolutionnaire.