PORTRAITS DE CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRES – Joseph de Maistre (1753-1821)

Nous commençons cette petite série de portraits par un personnage singulier mais important : Joseph de Maistre. Vous trouverez en début d’article une brève biographie servant de repère, ainsi qu’un résumé sommaire de sa pensée. Plus bas, si le sujet vous intéresse, vous pourrez lire un article plus complet en ce qui concerne sa vie et son œuvre.

I – Période 1753-1788

1 – Repères biographiques

Le comte Joseph de Maistre est né en 1753 à Chambéry, d’une famille originaire du Comté de Nice, il détient la nationalité sarde, puisque le duché de Savoie appartient au royaume de Sardaigne, lui-même dirigé par la maison de Savoie. Bien qu’il soit francophone, il n’a jamais été citoyen français. Il reçoit son éducation chez les Jésuites, et étudie particulièrement le latin, la philosophie et la théologie. Il étudie ensuite le droit à l’université de Turin de 1772 à 1774, date à laquelle il rejoint la magistrature sarde après avoir été diplômé. En 1775, il commence sa carrière comme avocat au Sénat de Savoie, puis devient membre du Sénat de Savoie deux ans plus tard. Il s’acoquine avec les milieux maçonniques. Il se marie en 1786 et aura trois enfants. En 1786 toujours, il sera nommé référendaire (conseiller) au Sénat de Savoie, puis l’année suivante président du Sénat de Savoie, poste judiciaire de haute importance. De 1789 à 1792, il suit avec inquiétude l’avènement de la Révolution en France.

En septembre 1792, les troupes révolutionnaires envahissent la Savoie. En novembre, la région devient le département du Mont-Blanc, suite à son annexion par la France. Joseph de Maistre refuse de servir la France révolutionnaire, perd sa charge à Chambéry, et se réfugie à Turin où le gouvernement sarde s’est replié. En 1794, il quitte Turin pour Lausanne, où il s’exile. À Lausanne, il vit dans une relative précarité, mais fréquente le cercle des contre-révolutionnaires francophones.
 
En 1803, il sera nommé ministre plénipotentiaire du royaume de Sardaigne auprès du tsar Paul Ier de Russie. Jusqu’en 1817, il résidera à Saint-Pétersbourg. Il nouera des liens avec les cercles slavophiles et monarchistes russes, et se forge une réputation d’intellectuel hors pair et de propagandiste catholique. Après l’assassinat de Paul Ier, il continuera à servir sous Alexandre Ier.
 
En 1817, il quitte la Russie. En 1818, il reprend brièvement du service pour le royaume de Sardaigne. Il prend petit à petit ses distances avec le monde politique et diplomatique et continue à écrire malgré sa santé déclinante, et meurt en 1821 à l’âge de 67 ans.

2 – Ce qu’il faut retenir de sa pensée

Le pouvoir vient de Dieu.
Le pouvoir politique n’est pas une construction humaine, mais une institution sacrée et providentielle. Toute autorité légitime est d’origine divine, même lorsqu’elle passe par des médiations humaines (tradition, héritage dynastique, coutume).

La Révolution est un châtiment divin.
La Révolution dite française n’est pas un progrès, mais une punition permise par Dieu pour les péchés de la France (irréligion, orgueil philosophique, régicide). L’histoire est le lieu où s’exerce la justice de Dieu.
 
La religion est le fondement de l’ordre social.
Sans religion révélée, il n’y a ni société stable, ni autorité légitime. Le catholicisme est, selon lui, l’âme de toute civilisation durable. Toute tentative de construire un ordre laïc ou rationaliste mène au chaos.
 
Monarchie et hiérarchie comme expressions naturelles du pouvoir.
Maistre défend la monarchie héréditaire et les hiérarchies naturelles comme expressions de la volonté divine. Il s’oppose à la démocratie moderne, qu’il voit comme un désordre issu de l’orgueil humain.
 
Le mal est inhérent à l’homme.
L’homme chute. Il est violent par nature. Seul un ordre fort, religieux et autoritaire peut le contenir. Joseph de Maistre se méfie profondément du rationalisme optimiste des Lumières et de l’idée de progrès.

Le sang expie et purifie.
Maistre a une conception chrétienne de l’histoire : le mal, la souffrance, la guerre, même la peine de mort ont une valeur expiatoire et rédemptrice. Il voit dans le sang versé un mystère proche du sacrifice chrétien.

3 – Biographie et bibliographie

Le catholique dévot
 
On fait souvent un mauvais procès à Maistre en le considérant comme un mauvais catholique. Il n’y a rien de plus faux, même si l’on peut clairement parler de deux Maistre: un libéral avec une tendance vers l’illuminisme (en dépit de son éducation chez les Jésuites) avant la Révolution, et un qui est « ultramontain » après la funeste Révolution de 1789.
            On trouve des traces de sa piété dès la mort de sa mère en 1774. Joseph de Maistre, à 21 ans, disait qu’il avait pour la première fois « entrevu la religion ». Pour lui, Dieu est souverain et le souverain Bien ; par conséquent, on ne peut incriminer Dieu. Joseph de Maistre se mue alors en avocat de la Providence divine.
Avec son père François-Xavier de Maistre, également magistrat et homme très pieux, il faisait partie, depuis l’âge de quinze ans, de la Confrérie des Pénitents noirs : une confrérie très fréquentée par l’aristocratie savoyarde, s’occupant principalement d’organiser des processions, des prières publiques, de l’inhumation des morts, de visites aux prisonniers et d’assistance aux pauvres. Nul doute que cette pratique régulière de la pénitence marquée par le sacrifice, la souffrance rédemptrice et la valeur expiatoire, contribua à façonner l’univers spirituel et intellectuel du Maistre après la Révolution.

Le franc-maçon
« Forces Occultes » 1943

Mais il faut bien l’admettre, le jeune Maistre, fraîchement arrivé au Parlement de Savoie, épouse avec ferveur certaines opinions honteuses, comme la majorité des jeunes de son siècle. Au Sénat, il multiplie les discours compatibles avec le philosophisme, certainement aveuglé par l’éloquence de Rousseau. Cette fâcheuse tendance est palpable lorsque l’on lit certains de ses discours, comme le « Discours sur la Vertu » (1777) ou le « Discours sur le caractère extérieur du magistrat » (1784), ainsi qu’« Éloge de Victor-Amédée III » (1795). Cependant, il a toujours eu une aversion pour les méthodes révolutionnaires les plus brutales.
 
En son for intérieur raisonnait toujours une certaine forme de conservatisme, rejetant de fait tout esprit destructeur et subversif. Son intelligence hors norme, mais mal calibrée, et certainement sa vanité, vont le pousser à franchir un cap : devenir franc-maçon.

Son entrée en franc-maçonnerie coïncide avec une période morne et triste pour le catholicisme, au cours de laquelle l’Église perd de son autorité : les Bourbon font plier Clément XIV qui fait interdire les Jésuites, et le joséphisme du tristement célèbre empereur autrichien Joseph II sape l’autorité de Pie VII. Ainsi, ignorant les encycliques papales de Clément XII ou de Benoît XIV (qui condamnent les sociétés secrètes), Maistre s’engage à la loge « Saint-Jean des Trois Mortiers », loge maîtresse en Sardaigne et fille spirituelle du Grand Orient d’Angleterre.
 
Mais ses membres se sentent trahis par leur hiérarchie : en effet, la loge de Turin, alors qu’elle n’avait pas la primauté historique, se voit autorisée à élire un grand-maître provincial. Maistre, tout « grand orateur » qu’il était (ainsi que ses amis des Trois Mortiers), boude et se place dans un coma maçonnique, de 1794 à 1798. Il écrit au baron Vignet des Étoles : « L’unique chose qui me fâche, c’est de vous voir parler sérieusement de cette niaiserie de franc-maçonnerie, enfantillage universel en deçà des Alpes, dont vous auriez été si vous aviez vécu parmi nous, et dont je me mêlais si peu depuis que j’étais enfoncé dans les affaires, que j’ai reçu un jour une députation pour savoir si je voulais être rayé de la liste ».

Malheureusement, en 1778 et sous l’impulsion d’un Allemand, Schubart, le rite écossais, fraîchement séparé du rite anglais, recruta de nombreux anciens des Trois Mortiers, dont Maistre. Ce rite, enrichi de certains grades secrets préparés par les Allemands, fascinait avec ses prétentions fantaisistes de pseudo-rattachement aux Templiers, et séduisait aussi par ses promesses de lucratives pensions, via des montages financiers préparés par Schubart. Cette loge de rite écossais à Chambéry, dite « La Sincérité », dont la maison-mère se trouvait à Lyon, fit de Maistre un « chevalier profès » (sic), lequel prit le pseudonyme de « Josephus à Floribus ».

Ce ne fut qu’un peu plus tard que le Grand Orient de France, nouvellement créé, prit d’assaut Chambéry en créant la loge des « Sept Amis ». Maistre, se targuant d’appartenir à une loge « qui rassemble la noblesse », rejette l’idée de rejoindre la « Loge des Sept Amis », ne voulant point s’apparenter à un roturier. Le roi Victor-Amédée III, bien que franc-maçon lui-même, sous la pression des événements, interdira curieusement les rassemblements de sociétés secrètes au début de la Révolution.
            Il est évident que Maistre, à cette époque de sa vie, est dans le déni par rapport au rôle néfaste de la franc-maçonnerie. Mais le problème empire : il va notamment être influencé par les écrits d’Origène qui croit en la magie, et en arriver à penser que le christianisme primitif recèle des vérités supérieures au catéchisme commun : il fréquente les milieux gnostiques… En lien avec des personnes influentes dans les milieux maçonniques lyonnais, il rentre en contact avec un certain Willermoz. Celui-ci avait ajouté deux grades secrets aux six hauts grades habituels, si bien que Maistre, par curiosité malsaine, faisait tout son possible pour percer les mystères de ces hauteurs maçonniques, convaincu qu’il aurait accès à une vérité cachée.
            Cette curiosité l’amène à considérer Joachim Martinès de Pasqually, un théurge (se dit d’un homme qui aurait la capacité de communiquer avec les bons esprits et d’invoquer les puissances surnaturelles pour atteindre Dieu) vagabond et certainement juif, comme un homme de valeur, car lui seul et une poignée d’« élus coëns » (qui est le nom générique de rite initiatique des « Chevaliers maçons Élus Coëns de l’Univers ») auraient le pouvoir d’assujettir les puissances astrales et de communiquer physiquement avec le Rédempteur. Maistre avait tout de même quelques qualités qui auraient pu vont le sauver : celles d’étudier, de fouiller (parfois dans la mauvaise direction), mais aussi de flairer les situations piégeuses. Malgré tout, ses velléités mondaines et son engagement maçonnique l’amènent à rédiger un mémoire au duc de Brunswick, sommité maçonnique. Ce mémoire, disponible en livre sous le nom de « Mémoire inédit au duc de Brunswick », écrit en 1782, peut surprendre. Il y a certes quelques passages inquiétants, mais l’idée principale détonne dans le monde maçonnique : il veut faire comprendre au duc de Brunswick que les religions doivent s’unir, mais sous l’égide du catholicisme, seule religion à même d’avoir un dirigeant légitime et d’endosser ce rôle, car seul le catholicisme est vrai ! Maistre qui a désormais vingt-neuf ans, se laisse aller à dire tout haut ce qu’il pense tout bas, même au duc de Brunswick : « Attachons-nous à l’Évangile, et laissons-là les folies de Memphis. » À ce même duc, il conseille que le premier grade jure sur l’Évangile de Saint-Jean et que les deux autres grades œuvrent à la réunion de toutes les sectes chrétiennes. Maistre parle d’imiter Bossuet et Molanus, deux théologiens, l’un catholique et l’autre protestant, qui ont naïvement entamé un dialogue œcuménique perdu d’avance entre 1683 et 1691. Naïveté d’un esprit brillant ou orgueil de faire partie des grands esprits de son siècle ? Nul ne le sait. Toujours est-il que sa foi catholique est à l’opposé de l’esprit de cabale de la maçonnerie. Il ajoutera même au duc : « Cabaler n’est pas faire le bien ; jamais la Société n’accordera sa protection à l’ambition d’un Frère ». Enfin, les trois autres degrés auraient pour but de démonter les audaces des encyclopédistes.
 
Que retenir de ce manifeste ?
L’intention de Joseph de Maistre est bien de détricoter la Réforme, et il s’inscrit sans le savoir dans une future vision contre-révolutionnaire, avec l’unité catholique comme fondement de l’ordre européen. Ceci étant, Maistre, en parcourant les loges et les salons lyonnais, va rencontrer des esprits encore plus illuminés : Claude de Saint-Martin, dit « le Philosophe Inconnu », celui qui s’auto-intitule « Le Jérémie de l’Universalité » ou encore « Le Robinson de la spiritualité ». Ces petits esprits illuminés inspirent, au même titre que Martinez de Pasqually, et plus tard de Papus, le mouvement dit « martiniste », qui croit à une chute spirituelle de l’homme et à la possibilité d’un retour à l’état divin originel, via une vie spirituelle pure, sans magie, sans rite, sans cérémonie. Saint-Martin, admirateur et traducteur du mystique allemand Boehme, dira de Maistre que c’est une « excellente terre, mais qui n’a pas reçu le premier coup de bêche », sous-entendu : Maistre a, fort heureusement, trop de racines catholiques pour être un pur martiniste. Bien plus tard, Maistre exprimera tout de même une relative sympathie pour Saint-Martin et les martinistes, mais admettra que « tout ce qu’ils disent de vrai n’est que le catéchisme, couvert de mots bizarres ». En conclusion de cette première partie, je dirais que l’esprit aventureux et religieux de Maistre, frustré de voir les philosophes nier Dieu, se laissa séduire par cet ésotérisme martiniste, au point parfois d’en arriver à épouser une hérésie : le joachimisme, laquelle nous offrirait un troisième Âge et une troisième venue du Christ. Cette hérésie, condamnée au Quatrième Concile du Latran en 121, était l’œuvre du moine italien Joachim de Flore. Mais cette proximité avec ce parterre ésotérique lui permettra ensuite de reconnaître dans chaque discours et chaque écrit la patte de ces mystiques anticléricaux : «Je suis si fort pénétré des livres et des discours de ces hommes-là, qu’il ne leur est pas possible de placer dans un écrit quelconque une syllabe, que je ne reconnaisse».

(à suivre)

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