La Croisade Populaire

La Croisade Populaire, parfois aussi appelée « Croisade des pauvres gens », est le nom donné en fait à une série de croisades composées principalement de gens du peuple, qui décidaient de partir libérer le tombeau du Christ en laissant libre cours à leur ferveur, certes religieuse mais aussi quelque-peu émotionnelle. Elle diffère de la « Croisade des Barons » (qui constituera le gros ce que l’on appelle « Première Croisade »), menée par Godefroy de Bouillon et bien d’autres, qui, elle, sera bien moins anarchique et mènera les Francs à la délivrance de Jérusalem en 1099.

Nous vous suggérons, à ce propos, de vous reporter au tableau chronologique : « Brève Chronologie des Croisades & du Saint Royaume Latin (1070-1291) » sur ce site. Cette croisade de petites gens du peuple, qui s’ébranle au printemps 1096, précédait de plus de cinq mois la Première Croisade faisant écho à l’appel angoissé d’Urbain II à Clermont (27 novembre 1095). L’appel du pape eut un écho immense, non seulement auprès des grands seigneurs, mais aussi ces foules de paysans et d’artisans, qui comprenaient qu’il s’agissait de la possibilité pour eux d’y expier sérieusement leurs péchés. Avant d’entrer en détails et afin de se familiariser avec les différents convois de cette croisade, il convient de nous arrêter pour faire un petit point chronologique.
 
La croisade dite « populaire » dans son ensemble se situe chronologiquement entre le printemps 1096 et le mois d’octobre de la même année. Deux mois plus tôt, exactement le 15 août, la Première Croisade conduite par Godefroy de Bouillon duc de Basse-Lotharingie (Lorraine) s’était ébranlée vers Jérusalem. La Croisade Populaire était en fait composée de plusieurs formations enthousiastes, rassemblées de manière spontanée aux cris de « Deus lo vult ! » (Dieu le veut). Ces attroupements fervents et priants n’avaient pas de lien entre eux, de prime abord. Pour simplifier, nous isolerons plus ou moins deux ensembles principaux.
             Il y a d’abord une croisade que nous qualifierons vulgairement de française, constituée autour de prédicateurs comme Pierre l’Ermite et du chevalier Gautier Sans-Avoir, que nous verrons en début d’article.
             Il faut également considérer une croisade germanique, dont nous parlerons en fin d’article, conduites par trois chefs à la tête de trois expéditions différentes : Volkmar, Gottschalk et le comte Emich de Leiningen.

Gauthier Sans-Avoir et Pierre l’Ermite

                       Certainement né dans les Yvelines, sire Gauthier (dont les frères mourront au combat à la Première Croisade) est issu d’une famille originaire du Vermandois. Ce chevalier fait d’abord équipe avec Pierre l’Ermite et 25.000 personnes les suivent : parmi eux parfois des femmes et enfants, mais principalement des chrétiens sincères qui veulent répondre à l’appel du pape. On y remarque aussi quelques bandits repentis qui veulent racheter leurs crimes.

Une fois arrivés à Cologne, le 12 avril 1096, le groupe se sépare. Pierre l’Ermite reste un temps prêcher à la population locale, pendant que Gautier Sans-Avoir, en vrai entraîneur de foules, se met à la tête de 10.000 personnes, environ, toutes enthousiastes. Sous son commandement, ses troupes indisciplinées atteignent le Royaume de Hongrie avec l’autorisation du roi Coloman 1 puis finissent par entrer en actuelle Serbie (Belgrade, Nis), faisant alors partie de l’Empire Byzantin. Ils continuent leur périple en franchissant la Bulgarie, byzantine elle-aussi, en passant par Sofia, Philippopoli 2 et Andrinople 3, puis atteignent Constantinople, ou ils camperont avec l’accord de l’empereur byzantin Alexis Comnène, en attendant la formation de Pierre l’Ermite. Il est à noter que, durant toute cette période, Alexis Comnène se montra généreux, subvenant à tous les besoins de ce convoi…

« l’Empereur d’Orient Alexis Comnène reçoit Pierre l’Ermite. » Gillot Saint-Evre (1839)

Nous avons écrit que le prédicateur Pierre L’Ermite était resté à Cologne. Nous ne bénéficions malheureusement que de peu d’informations à son sujet : à priori issu d’une noble famille chevaleresque et né à Amiens, Pierre, qui exerçait une profonde influence sur la population, est considéré comme la figure essentielle des croisades populaires : cet ancien chevalier devenu religieux réussit à enflammer les foules populaires et leur faire prendre la croix, avant les croisades des barons. Il avait commencé ses prédications dans le Berry, puis les continua dans l’Orléanais, la Champagne, la Lorraine, puis nous l’avons vu, en Rhénanie.

Premiers massacres en Hongrie

             La croisade de Pierre L’Ermite finit par quitter Cologne pour Constantinople, en suivant le même chemin que le groupe de Gautier Sans-Avoir, traversant la Hongrie du roi Coloman. Sans trop d’encombres, ils sont en passe de rentrer en territoire byzantin. Hélas, à Semlin 4, ville frontière entre la Hongrie et la Serbie Byzantine, une sombre histoire de dispute sur les prix des denrées sur un marché (d’autres sources parlent de vol effectué par seize croisés) dégénère. On parle de 4.000 hongrois tués par ce groupe d’étranges croisés de sac et de corde.

Le sac de Belgrade

             Après cet épisode peu glorieux, les croises passent le Save 5, mais arrivés à Belgrade, ils se mettent à saccager la ville !  Niketas, le gouverneur bulgare, apprenant cela, pour éviter la dévastation de sa province, songe à mobiliser Comans et Petchenègues 6 pour intimider ces croisés. Apres le saccage des faubourgs de Nis, Niketas et ses troupes infligent une correction aux Croisés. Pierre l’Ermite perdra plusieurs milliers d’homme dans l’affrontement. Une fois arrivés à Sofia, l’empereur byzantin Alexis Comnène met la pression sur les croisés.  Il leur est signifié que Byzance ne consentira à continuer de les ravitailler que s’ils ne restent pas plus de trois jours dans la même ville.  
A partir de ce que moment-là, tout le monde se tiendra tranquille pour un temps, et la troupe assagie atteint Constantinople par le même chemin (Philippopoli, Andrinople) pour opérer la jonction avec les croisés de Gautier Sans-Avoir. Ensemble, les Croises campent à Constantinople. Pierre l’Ermite est reçu par Alexis Comnène qui leur conseille vivement d’attendre les Barons pour traverser le Bosphore 7 car les Turcs seraient alors non seulement en surnombre évident. Si l’on dénombre environ 500 chevaliers, le gros des troupes (15.000 à 20.000) hommes sont peu rompus au maniement des armes ou aux stratégies militaires.

Reprise des pillages

Malheureusement, ils ne peuvent s’empêcher de piller, jusqu’aux faubourgs même de Constantinople ! Ces tristes croisés pillent même des églises byzantines ! Ce comportement outrancier et indigne oblige Alexis Comnène à les escorter militairement, pour les déposer encore plus proche de la frontière avec les Turcs. Il leur fait traverser le Bosphore et les aide à débarquer à Civitot 8 une place forte byzantine.
Les croisés étranges de Pierre l’Ermite n’avait qu’à attendre les barons encore une fois. Mais la tentation du pillage fut trop forte. N’étant qu’à 35km de Nicée 9, une expédition sauvage est donc menée qui ramène un énorme butin, humiliant les Turcs. Galvanisés par cette victoire, les bandes de Pierre l’Ermite (qui commence à perdre toute influence sur les troupes, tout comme Gautier Sans Avoir) se donnent à un nouveau chef prénommé Renaud.

Triste fin pour la croisade française

Renaud et ses pillards arrivent à prendre le château de Xerigordon, en territoire ennemi, tout proche de Nicée. Mais ils sont encerclés en septembre. Ils subissent les lois de la faim et de la soif, si bien que la plupart sont tués, ou réduits par les Turcs en esclavage. Le reste des croises, entre 15.000 et 25.000, profitant de l’absence de Pierre l’Ermite qui s’était rendu à Constantinople, décident de marcher sur Nicée. Mais, en dépit de la résistance des 500 chevaliers, dont Gautier Sans-Avoir, Gautier de Teck, ou encore le comte de Tubingen, la troupe est mise en déroute par les Seldjoukides de Qilij Arslan 10, qui tuent ceux qui refusent de se convertir, et réduisent en esclavage les survivants. Seule une poignée d’hommes, entre 300 et 3000 selon les différents chroniqueurs, arrive à retourner à la ville de Civitot, qui est aussitôt assiégée. L’arrivée de navires byzantins mettra fin au siège. Les survivants sont évacués vers Constantinople ou ils attendront les barons, non sans être désarmés par les Byzantins, exaspérés.

Les bandes germaniques de Volkmar, Gottschalk et Emich de Leiningen

Les croisades populaires qui ont été entreprises par ces bandes de pillards germains ont seulement réussi à échouer de manière encore plus lamentable que les croisés conduits par Pierre l’Ermite et Gautier Sans-Avoir.
                 Parlons du chef Volkmar en premier lieu. Durant l’été 1096, ses douze mille hommes massacrèrent des juifs de Prague sur leur route, avant de périr de la main de la population hongroise, une fois arrivés en terre hongroise.
                 Le moine Gottschalk eut un sort similaire après que ses troupes, 15.000 hommes, se soient livrées au pillage également sur le sol hongrois, et après des méfaits similaires en Bavière. Gottschalk a probablement été exécuté a Presbourg 11.

Le 3 mai 1096 les bandes du comte Emich de Leiningen (ci-dessus) massacrent les juifs de la ville de Spire 12. Des massacres analogues se perpétuent durant tout le mois : massacres de juifs à Mayence, Cologne, Trêves et Worms, malgré la protection que tentèrent de leur accorder les autorités ecclésiastiques locales. L’écho de ces massacres parviendra à Godefroy de Bouillon, qui condamnera sans appel ces cruautés. Comment expliquer cette déferlante de haine contre les juifs ?
 
Sous le couvert d’un mouvement religieux, les ennemis de l’ordre social ne peuvent que s’entendre pour organiser des jacqueries informelles. Cependant, il est primordial de noter que pendant les décennies précédant la Première Croisade, les Juifs se sont souvent solidarisés avec les musulmans 13. Un soulèvement des musulmans contre les chrétiens éclate à Jérusalem, les émeutiers incendient une partie du complexe du Saint-Sépulcre en 966, ainsi que d’autres églises comme l’église de Sion. Le patriarche de Jérusalem, Jean VII, est d’ailleurs tué lors de ces violences. Plus tard, le 18 octobre 1009, la basilique du Saint-Sépulcre, à Jérusalem, sera même rasée sur ordre du calife al-Hakim bi-Amr Allah. Toujours est-il que les violences des bandes du comte Emich de Leiningen Emich, mettent en alerte le roi Coloman qui, exaspéré, leur interdit le passage en Hongrie. Elles passent outre et saccagent la ville hongroise de Wieselburg 14. L’armée hongroise fondra sur eux et les massacrera impitoyablement, jusqu’aux derniers.

CONCLUSION

Les Croisades populaires furent donc un échec total, car elles étaient socialement désordonnées, militairement incompétentes, politiquement mal vues par les Byzantins à cause de la difficulté a les encadrer, et spirituellement incontrôlées. Elles n’ont eu pour fruits que massacres, pillages, suivis de leur propre anéantissement, sans rien apporter de durable à l’entreprise des croisades, dont elles ont entaché la mémoire glorieuse. Leur seul rôle, et paradoxalement, a été de préparer psychologiquement l’Occident : leur sacrifice absurde fit comprendre qu’il fallait une croisade armée de combattants aguerris, dirigée par des princes et des chevaliers. Ce sera donc la Première Croisade (1096-1099), victorieuse, elle.


  1. Le roi Coloman , dit « Le Bibliophile », gouverna la Hongrie de 1095 à 1116. ↩︎
  2. Aujourd’hui Plovdiv, en Bulgarie. ↩︎
  3. Aujourd’hui Edirne, en Turquie. ↩︎
  4. Nom allemand correspondant aujourd’hui à Zemun, banlieue nord-ouest de Belgrade, en Serbie actuelle. Cette ville est parfois citée sous son nom hongrois « Zimony » dans certains ouvrages. ↩︎
  5. Affluent du Danube, qui servait de frontière entre la Hongrie et la Serbie byzantine. A ne pas confondre avec le saint Sava (de l’église orthodoxe serbe), connu pour s’être éloigné de Rome. ↩︎
  6. Les Petchénègues (ou Petchenègues) sont des nomades d’origine turque. ↩︎
  7. La Bosphore est le fleuve qui sépare la partie européenne de la partie asiatique de la ville de Constantinople. ↩︎
  8. Aujourd’hui Hersek, en Turquie ↩︎
  9. Aujourd’hui Iznik en Turquie. Ville célèbre pour ces conciles, notamment celui de 325, convoqué par l’empereur Constantin, où fut formulé le Credo de Nicée. ↩︎
  10. Qilij Arslan, sultan seldjoukide de Roum (région de Konya) de 1092 à 1107 ↩︎
  11. Aujourd’hui Bratislava, en Slovaquie. ↩︎
  12. Spire (Speyer) en Allemagne, ville portuaire et fluviale sur le Rhin. ↩︎
  13. C’est notamment la thèse de Raoul Glaber, un moine bénédictin qui en parle dans ses « Historiarum Libri Quinque » : « En ce temps-là, c’est-à-dire en l’an 1009, l’église de Jérusalem, qui contenait le Sépulcre de Dieu notre Sauveur, fut renversée de fond en comble par l’ordre du prince de Babylone. On connaît aujourd’hui les causes de ce triste événement. Voici donc quelle en fut l’origine : comme un concours prodigieux de fidèles venait de toutes les parties de l’univers à Jérusalem pour y voir le monument sacré que le Seigneur avait laissé sur la terre, le diable en conçut de l’envie, et résolut d’employer encore les Juifs, sa nation favorite, à souffler le poison de sa méchanceté sur les serviteurs de la vraie religion ». ↩︎
  14. Probablement Mosonmagyarovar, aujourd’hui en Hongrie. Mais les historiens restent divisés sur ce sujet. ↩︎

Publications similaires